L’éducation humaine n’est pas l’apprentissage animal

Étymologiquement, « éducation » vient du latin : ex-ducere : « conduire hors de ». Hors de quoi, s’agissant de l’enfant ? Hors, sans doute, de la dépendance totale aux adultes que sont ses parents ou ceux et celles qui en assument la charge. Le petit ou la petite humain-e est, en effet, peu préparé-e à affronter seul-e le milieu physique et social dans lequel il-elle naît, contrairement aux animaux dont l’équipement instinctuel programme le développement. L’être humain est un « animal de langage », sensible aux influences de son environnement.

De tous les êtres vivants, seul l’être humain dispose, progressivement, d’une réflexivité sur son expérience vécue qui constitue la condition de son humanité : sa capacité d’effectuer des choix, bien au-delà de la seule réactivité instinctuelle comportementale de l’animal. C’est cela qui permet un authentique « développement » chez l’être humain et non une simple adaptation darwinienne au milieu. C’est ce qu’exprime la pédagogue Gisèle de Failly en 1957 : « Tout être humain peut se développer et même se transformer au cours de sa vie. Il en a le désir et les possibilités. »[1]

Cette extrême dépendance précoce de l’humain à son environnement justifie la nécessité de l’éducation en tant que droit[2] pour les enfants et devoir de transmission pour les adultes, en vue d’accéder au monde, à la connaissance, à l’autonomie, entrer dans le cercle des relations à autrui, donner du sens à sa vie…

L’éducation active : un choix éthique

Inspirée des valeurs humanistes, pacifistes et de progrès social, l’éducation active se situe entre deux grandes polarités quant au rôle qui lui est dévolu : la reproduction sociale ou la production de la société.

L’éducation traditionnelle vise la reproduction sociale prenant pour acquis et naturel l’ordre établi déterminant les places, positions, rôles sociaux… Le « Pater familias » avait droit de vie et de mort sur son épouse et ses enfants et le roi, l’instituteur ou le notable étaient en quelque sorte, chacun à leur niveau, les représentants terrestres de Dieu. Dans ce système, la place de l’individu était assujettie aussi bien au principe divin qu’à la reproduction de la collectivité.

Il faudra les Révolutions américaine (1776) puis française (1789) pour bousculer ces principes et instaurer des systèmes politiques démocratiques qui proclament la liberté individuelle, la solidarité et l’égalité. Cette perspective ouvre la voie à l’éducation en tant que production de la société, aventure ouverte, une possible création. Il s’agit d’inventer pour chacun-e sa propre place et le lien social avec autrui, de se fier à la valeur de l’individu, de lui faire confiance. Dès la fin du 19e siècle et au début du 20e, plusieurs pédagogues engagé-e-s (Montessori, Decroly, Freinet…) traduiront la nécessité de faire une place à la liberté, à la créativité, à l’activité libre de l’enfant, aux pratiques démocratiques. Pour Freinet, la classe, c’est déjà une mini-société !

L’éducation est toujours une affaire de choix de société, de choix du type d’êtres humains que l’on veut « forger ». Les pédagogies actives, avant d’établir une série de techniques et dispositifs, traduisent une éthique, une réflexion argumentée en vue du « bien-agir »[3]. Elle convoque les principes de la Révolution française (liberté, égalité, fraternité), la laïcité (séparation entre le domaine des croyances ou des convictions philosophiques et la conduite de l’État, refus des dogmatismes, principe du libre examen) et la confiance fondamentale en l’être humain et son potentiel.

L’éducation est globale et s’adresse à tous et toutes, à chaque instant

Les pédagogies actives s’adressent et s’appliquent à toutes et tous. Elles sont un engagement constant pour la liberté de conscience, d’expression, pour l’émancipation, le renforcement de la mixité sociale et des solidarités, ainsi que le combat contre toutes les formes d’obscurantisme, de discriminations et d’aliénations.

Dans cette perspective, le cadre collectif qu’elles proposent doit permettre la rencontre de chacun-e dans sa singularité (bagage, parcours, expériences…), la remise en question la capacité de poser des choix autonomes, personnels, en dehors de toute influence extérieure. Les structures mises en place sont autant d’espaces qui rendent possibles et encouragent le débat et la confrontation, autour de tout ce qui est vécu dans le collectif. Est affirmée ici aussi la globalité de l’éducation, tant dans sa complémentarité de tous les moments de la vie à travers toutes les activités, que dans une complémentarité des différents espaces éducatifs (école, famille, loisirs).

L’action est menée en contact étroit avec la réalité et le milieu de vie joue un rôle capital dans le développement de l’individu

Le contact avec la réalité implique la prise en compte et l’analyse de l’état actualisé des connaissances scientifiques, sociales, culturelles, économiques… pour donner du sens à ce qui se passe « pour de vrai », comportant de réels enjeux pour l’individu et le groupe, permettant la prise de conscience de son environnement et renforçant la capacité d’action sur celui-ci. Cette prise de conscience au départ du vécu permet d’appréhender les effets de notre action sur la réalité et d’envisager des transpositions dans d’autres cadres. La dimension collective, le fait d’être en relation avec d’autres ayant vécu la même situation, mais chacun-e avec son propre ressenti, favorise également la posture réflexive sur le vécu.

Bien qu’unique, chaque individu est influencé par son milieu de vie. Pour l’éducateur-éducatrice, agir dans la transformation sociale et matérielle du milieu permet la construction d’un cadre, d’un groupe, d’interactions et d’un aménagement qui rend possible la valorisation des potentialités de chacun-e avec ses besoins et désirs exprimés et/ou potentiels.

Pour comprendre, explorer, s’approprier, transformer le milieu, il s’agit donc de privilégier les facteurs d’apprentissage de la socialisation de l’individu dans un groupe, de préparer chacun-e à vivre dans des groupes sociaux, culturels, ethniques… variés dans la richesse d’une société multiculturelle qui doit permettre la construction ou la reconstruction d’une identité sociale.

Tout en soutenant les aspirations légitimes de chacun-e, la construction d’une identité sociale ne peut ignorer les assignations à résidence qui persistent auprès des groupes les plus précarisés, de même que les conséquences qu’impliquent les ruptures avec son milieu d’origine.

Tout être humain sans distinction d’âge, d’origine, de convictions, de culture, de situation sociale a droit à notre respect et à nos égards

Dans les pédagogies actives, le respect et la confiance s’adressent à ce qu’il y a de plus profond chez l’individu et pas à l’image superficielle ou aux représentations qu’il-elle donne de lui ou d’elle-même. La première conséquence est donc de rechercher la qualité, l’exigence dans tous les domaines du travail pédagogique, quel que soit le public concerné, au-delà des difficultés qui pourraient conduire à se satisfaire d’une éducation au rabais. Cet impératif ouvre la possibilité de viser une satisfaction personnelle libérée de la norme ou du jugement des autres qui peut mener à l’excellence propre à chacun-e. Ce principe nous invite à reconnaître que « respect de l’être humain » et « idéal social » se rejoignent dans le même courant humaniste.

Les pédagogies actives luttent contre les abandons, les exclusions, la démagogie et, dans le même temps, s’adaptent aux intérêts et aux rythmes individuels, car l’ouverture à la différence et au dialogue avec l’autre n’est pas une démarche spontanée des comportements humains. Il s’agit de permettre à chacun-e de pouvoir s’exprimer et d’être pris-e en compte dans le respect de ses opinions, car si une idée peut être rejetée, voire combattue, celui ou celle qui la véhicule a droit au respect.

Les pédagogies actives se fondent sur l’expérience comme constitutive de la formation personnelle et de l’acquisition de la culture

Être en activité, agir, expérimenter, tâtonner… c’est avant tout permettre à la personne d’être entièrement engagée et donc lier l’acte manuel et l’acte intellectuel, forgeant sa propre intériorité et sa propre créativité pour dépasser la spontanéité, trop souvent miroir des attendus de la société…

À travers la réalisation d’activités variées, la personne peut concrétiser des potentialités, développer des capacités nouvelles (motrices, affectives, cognitives, sociales…) et déployer sa personnalité sous tous ses aspects. Par l’activité, la personne est au centre de sa propre formation sans s’y retrouver seule pour autant, bénéficiant de l’attention et l’expérience des autres. Le groupe s’institue comme repères, limites et possibilités d’expérimenter la relation à l’autre dans une dynamique évolutive. Ce dispositif exige du temps pour s’impliquer, oser, se montrer audacieux-audacieuse, prendre ses responsabilités, s’autoriser les erreurs…

Les pédagogies actives considèrent l’être humain comme sujet d’un désir qui le transforme. La narration de ses expériences personnelles est enrichie de l’échange et de la confrontation à celles d’autrui, favorisant l’inscription dans une culture, tout en la produisant.

L’expérience personnelle, comprise comme la somme des expériences et des actions vécues conscientisées et analysées, est éminemment formatrice. Chaque pratique crée de nouveaux besoins, fait surgir des projets et ressentir la nécessité d’apprentissages contribuant au développement de l’individu, mais également du groupe.

Les pédagogies actives ont de l’avenir

Les pédagogies actives ont des ancrages historiques et sociopolitiques très précis qu’il est important de rappeler à l’heure des « bonnes pratiques » standardisées, des meilleurs des mondes façonnés par le marketing, ou de la rationalisation à outrance des conduites humaines qui réduisent l’éducation active à une pure technique. Quel que soit le terrain, la technocratisation de l’éducation s’est concrétisée et fait le quotidien de tout-e éducateur ou éducatrice aujourd’hui, faisant courir le risque de s’écarter du sens politique de l’éducation.

En effet, dans quel projet d’établissement scolaire, de centre de vacances, de crèche, d’accueil temps libre ne retrouvons-nous pas les mots autonomie, citoyenneté, éducabilité de l’enfant, bienveillance, respect… Chacun de ces mots peuvent être liés aux pédagogues de l’Éducation Nouvelle (de Failly, Freinet, Pikler, Freire…). Certains lieux arborent même le nom de ces pédagogues sur leur fronton. Mais ces mots, uniquement incantés, deviennent des formules toutes faites et creuses qui infléchissent également les pratiques, les fragilisent et les vident de leur substance.

Il s’agit donc de revenir aux fondements des pédagogies actives, à leur sens pratique et profondément politique. Car l’Éducation Nouvelle sera perpétuellement nouvelle et vectrice d’émancipation tant qu’elle continuera à innover, créer, élaborer des pratiques, douter de tout ce qu’elle fait sans douter des principes qui la fondent.

 

Thématique créée en collaboration avec Cémea

 

[1]Michel, J.-M., « CEMÉA : Passeurs d’avenir », Actes Sud, 1996, p. 426 : les principes qui guident l’action des Centres d’Entraînement aux Méthodes d’Éducation Active (CEMÉA).

[2]Le concept de Droits de l’enfant étant relativement récent (1924) consacré par la Convention Internationale des Droits de l’Enfant en 1989

[3] https://www.ethique.gouv.qc.ca/fr/ethique/qu-est-ce-que-l-ethique/quelle-est-la-difference-entre-ethique-et-morale/,